Le vote électronique, bonne ou mauvaise idée ?

Le vote électronique, bonne ou mauvaise idée ?

Comme vous avez sûrement dû le constater lors du premier tour des élections départementale et régionale, 70% des électeurs ne sont pas venus voter. Pour quelles raisons ? La question a été vite répondue par bon nombre de personnes : la fainéantise des jeunes (80% d'absentions rappelons le), un an de confinement ainsi que la fête des pères on fait que le peuple est parti se détendre plutôt que d'aller voter. La solution pour résoudre ce problème : le vote électronique.

Outre le fait que c'est extrêmement méprisant envers toute une génération (démontrant ainsi que les politiciens sont encore très loin de la réalité), une question peut se poser : Est-ce que le solutionnisme technologique peut également être la réponse à une fuite des urnes de la part de l'électorat ?

Quelques définitions

Qu'est-ce que le solutionnisme technologique ?

Il s'agit d'un mot tout droit sorti de la Silicon Valley qui vise à régler n'importe quel problème grâce à la technologie.

Quelles sont les particularités d'une élection à la Française ?

Je ne connais pas le système électoral dans d'autre pays, mais celui de la France. Vous pouvez également les connaitre en y participant en tant que scrutateurs, assesseurs voire secrétaire ou président de bureau.
En France, un bureau de vote possède environ 1000 électeurs (c'est une norme et non une obligation), le bureau est ouvert par au minimum 3 personnes (un·e assesseur, le ou la président·e du bureau et le ou la secrétaire), tenu par au minimum deux personnes dans la journée, et fermé par les mêmes personnes qu'à l'ouverture.
Ensuite un électeur du bureau rentre, prend une enveloppe, au minimum 2 listes SAUF si l'électeur a pris ce qu'il fallait ("votez Cthulhu", la liste qu'il souhaite ou blanc par exemple). L'obligation de prendre deux listes est pour que les membres du bureau ne puissent en aucun cas savoir ce que la personne a voté. Par ailleurs, les enveloppes sont toutes identiques afin de ne pas pouvoir reconnaitre un vote déposé dans l'urne par quelqu'un.
Cette personne va dans un isoloir, tire le rideau, met la liste souhaitée dans l'enveloppe, ferme l'enveloppe puis va vers les assesseurs.
Les assesseurs vont vérifier son identité, vérifier que la personne est bien inscrite dans ce bureau. Si la personne n'est pas inscrite, elle doit retourner dans l'isoloir défaire son bulletin, jeter son scrutin puis donner l'enveloppe aux assesseurs qui vont la détruire devant ses yeux. Si la personne est inscrite elle peut voter. Dans ce cas l'assesseur devant l'urne transparente dépose son enveloppe dans la fente prévue, l'assesseur ouvre et l'électeur doit pousser son enveloppe. L'assesseur n'a, en aucun cas, le droit de toucher l'enveloppe de l'électeur qui, quant à lui, doit valider qu'elle est bien rentrée dans l'urne transparente scellée.
À la fermeture des bureaux de vote, le public peut venir valider le bon déroulement des opérations qui vont suivre. Le bureau ne peut en aucun cas interdire l'accès aux électeurs.

Dans un bureau de vote à Givors (Rhône), les opérations de dépouillement lors du 2e tour des élections présidentielles de 2017 se sont tenues « hors de la présence des électeurs, qui se sont vu refuser l’accès au bureau à compter de la clôture du scrutin » : annulation des résultats
source

Tout d'abord les assesseurs doivent compter le nombre total de signatures, signer cette feuille, puis, sous l'oeil avisé du public, ouvrir l'urne et sortir une à une les enveloppes pour les mettre dans une enveloppe appelée "enveloppe de 100" car elle contient 100 scrutins. Ces enveloppes de 100 sont scellées jusqu'au dépouillement par les scrutateurs. Il doit y avoir au minimum une table. Une table est composée d'une personne qui ouvre les enveloppes individuelles et donne le scrutin, une personne qui énonce à voix haute le scrutin et deux qui émargent sur une feuille. À la fin de l'enveloppe de 100 on fait les comptes, on valide et on passe à une nouvelle enveloppe de 100. Une fois tout cela fini, les scrutateurs font les comptes, valident et signent. Le bureau (assesseurs, président de bureau et secrétaire) reprend la main, valide, signe, énonce à voix haute le résultat et note ça dans un procès verbal signé qui sera transmis ensuite à la préfecture et à la mairie. Toutes ces étapes sont sous le regard avisé du public et également d'un chef de centre (ou adjoint) et, si le cas se présente, des délégués des commissions de contrôle des opérations de vote

https://www.interieur.gouv.fr/Elections/Comment-voter/Fonctionnement-d-un-bureau-de-vote

Tout est fait de façon à ce qu'un vote soit anonyme (on ne sait pas qui a voté quoi) et inaltérable (votre scrutin est protégé de bout en bout et donc de confiance).

Notre Vème république fête ses 63 ans le 4 octobre 2021, cela fait donc bientôt 63 ans que notre système de vote existe, qu'il a fait ses preuves. Pourquoi le moderniser ? Le rendre technologique ?

Pour lutter contre l'abstentionnisme me direz-vous ? Pour l'écologie peut-être ? Pour le gain de temps ? Pour mobiliser moins de personnes ?

Il est vrai que la technologie nous a apporté beaucoup en confort, aide à avoir accès à la connaissance (et inversement aide à croire au premier marabout qui se dit docteur). En effet, grâce à la technologie nous pouvons aller toujours plus loin dans l'espace, réguler au mieux la production d'électricité, adapter son chauffage en fonction de si quelqu'un est présent ou non sans même avoir à y penser. La technologie nous aide dans la vie de tous les jours mais aussi nous dessert (tracking de masse, vol de notre vie privée (qui du coup n'est plus privée), revente de ces informations à des tiers, piratage...). La solution est-elle de tout numériser pour redonner aux électeurs l'envie de voter ?

Il est vrai que le vote papier est générateur de déchets, entre la quantité phénoménale de tracts jetés (par terre souvent), pareil pour les listes, on a de quoi avoir peur. Sauf qu'avec le tout numérique (sites web, réseaux sociaux...) la propagande électorale dans la rue sera toujours d'actualité. Il ne reste donc que le problème des listes... Qui sont en papier recyclé. De plus est-ce que le papier est plus polluant que l'électronique à sa production ? Le papier ne nécessite que quelques étapes pour être fonctionnel : découpe de l'arbre, traitement, transformation, transport, impression, transport, recyclage (l'étape impression et recyclage tourne en boucle). Bien sûr une grosse partie de ces étapes sont effectuées dans les mêmes zones géographiques. Mais qu'en est-il de l'électronique ? Extraction des métaux précieux en Afrique, transport jusqu'en Chine, transformation, création des cartes, des circuits, assemblage, transport jusqu'en France (on ne va pas comptabiliser l'électricité consommée lorsque ces machines sont allumées), traitement de fin de vie des équipements.

Donc écologiquement cela semble être équivalent, même si l'usage du vote lui-même laisse le vote électronique plus ou moins gagnant en fonction de quelles méthodes nous allons choisir.

Autre point, cela fera moins de gens pour gérer les bureaux de vote... Cela dépend toujours de la méthode choisie. Si on a une sorte de boitier il faudra deux personnes pour éviter que la machine soit altérée et empêche les gens de voter. Si la méthode est une application sur mobile il n'y a plus personne dans les bureaux (environ 69 000 bureaux de votes), mais quelques unes pour maintenir les serveurs en état de marche. Donc la technologie gagne aussi sur ce point.

Maintenant les deux points les plus critiques : la confiance et l'anonymat.

La confiance d'être sûr que son vote est bien pris en compte et qu'il n'a pas été altéré entre le moment où vous avez sélectionné votre scrutin et le moment où celui-ci est comptabilisé. Il existe qu'une seule chose aujourd'hui qui permet de figer un choix dans le marbre, j'ai nommé la chaîne de blocs (oui, on vous l'a sorti à toutes les sauces, je sais). Mais pour ça il faut qu'elle soit correctement implémentée. Il faut aussi que l'outil qui interroge cette base de donnée non falsifiable soit correct, que celui qui est utilisé pour ajouter des données soient neutres (qu'il ne favorise pas un candidat) et non falsifié. Il faut également qu'il n'y ai aucune panne pour s'assurer que les personnes qui ont voté voient leurs voix comptabilisées (et si vous travaillez dans l'informatique, vous savez que le risque 0 n'existe pas... L'exemple le plus récent : les numéros d'urgences). De plus, les résultats seront connus dès le début et pourront convaincre les personnes de voter X plutôt que Y. La chaine de confiance n'existe plus car seules les personnes ayant accès à ces données peuvent prouver qu'elles sont valides, mais ne peuvent pas prouver que l'utilisateur a eu le libre arbitre pour choisir.
Sur les diverses possibilités, la chaine de confiance ne peut exister :

  • Vote par SMS : les SMS peuvent être détournés
  • Vote par site web / par application : le navigateur du client peut être modifié (malware par exemple) et donc quoi qu'il sélectionne cela pourra choisir ce que le "virus" souhaite. De plus, comment pouvons-nous nous assurer que la personne qui vote est bien celle qui devrait voter ? Pour finir, le logiciel entre le clic utilisateur est la blockchain ne doit pas être falsifié et si la chaine de blocs est publique, elle ne doit pas pouvoir avoir des votes en plus de personne n'ayant pas voté (celle dans le coma à l'hôpital par exemple).
  • Vote par boitier : Il faut que le boitier ne soit pas modifié, que le logiciel dedans soit bon, que les gens se déplacent...

Au final, en aucun cas la confiance dans son scrutin ne peut être établie si ce n'est pas l'électeur qui dépose une enveloppe dans une urne scellée, déverrouillée uniquement en présence du public.

L'anonymat, c'est ce principe où vous êtes libre de vos pensées et donc de choisir la personne que vous souhaitez. Sans l'anonymat le bulletin n'est plus secret et donc la pression existe. Imaginons un vote sans anonymat, un parti décide d'acheter 1500 voix contre 500€. Certaines personnes sont en galère financière et ne refuseront pas cette somme. Donc voterons pour qui le parti leur demandera de voter.
Autre exemple (en utilisant l'exagération), j'habite dans un immeuble ou bon nombre de militants extrémistes y vivent, si je ne vote pas pour tel parti, ils brûlent mon appartement. Vu qu'ils peuvent vérifier pour qui j'ai voté, ils ont ce moyen de pression sur moi. Aujourd'hui, avec le secret du scrutin, ils ne peuvent en aucun cas connaitre mon opinion et mon choix. Et même sans partir aussi loin, j'habite un village, je vote pour X, la commère du coin sait pour qui j'ai voté et tout le village est au courant dans les deux jours avec les actes de vandalisme que ce choix peut générer (mon choix déplaira toujours à quelqu'un).

L'anonymat est une obligation pour un vote démocratique. De ce fait, la chaine de blocs n'est plus adaptée car on ne peut être anonyme.

Certains d'entre vous diront "oui mais la blockchain doit être privée" dans ce cas il est impossible de vérifier qu'elle n'a pas été modifiée et donc elle n'est pas fiable. "Oui mais la blockchain doit être publique" et donc elle ne peut plus être anonyme car à chaque personne qui vote on voit le nom de cette personne apparaitre et en même temps une voix en plus. L'avantage d'un bureau de vote est que toute la chaine est vérifiable et non falsifiable. Personne ne peut remonter jusqu'à vous, toute la chaine est vérifiable de bout en bout. Avec un outil informatique, vous devrez sacrifier au choix l'anonymat ou la confiance (ou les deux).

« ce qui pose problème n’est pas les solutions proposées, mais plutôt la définition même de la question ». Evgeny Morozov

En gros, est-ce que le problème de l'abstention est son système antédiluvien robuste qui a fonctionné 63 ans ou plutôt les politiques ? Pourquoi est-ce que l'abstention est liée à un problème d'un système "vieillissant" (selon les détracteurs) alors qu'on trouve des traces de la solution "vote électronique" en 2007 (qui, pour rappel, est l'année de l'apparition du premier iPhone, l'informatique n'était clairement pas démocratisée à ce moment-là).
Pourquoi est-ce que le problème de l'abstention est le système "vieillissant" et ne serait pas dû à une politique vieillissante ?
Pourquoi est-ce que l'abstention ne viendrait pas du fait que le vote blanc ne sert à rien ?
Pourquoi est-ce que le problème n'est pas le fait que sur 8 professions de foi, 6 ne proposent rien, 5 mentionnent même des éléments sur lesquels ils n'ont aucun contrôle ?
Pourquoi l'électeur doit avoir confiance envers une classe politique en allant voter quand cette même classe lui ment ouvertement ? (quand elle ne promeut pas son discours par une violence disproportionnée).

Rodho


J'ai écrit cet article en connaissance de cause.
D'une part, j'aide à la vie politique en participant aux élections, j'ai dépouillé les scrutins des municipales, je suis assesseur pour les élections régionnales et départementales.
D'autre part, en tant qu'ingénieur informatique.

Image de Rodho
Photo par Arnaud Jaegers

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