Le Logiciel Libre en 2020 est-il voué à disparaître ?

Le Logiciel Libre en 2020 est-il voué à disparaître ?

Préface

Après une longue réflexion j'ai décidé de coucher ce sujet sur le papier (ou plutôt sur le clavier).
Loin de moi l'idée de donner une réponse toute tranchée ou même de cracher sur le libre, mais cela me semblait utile d'initier une réflexion à ce sujet.
Cet article n'est pas non plus là pour signaler que je change complètement d'avis, que je retourne sur du Microsoft avec une offre d'emploi Google à la clé en abandonnant DryCat, loin de là. C'est juste une réflexion.

Le logiciel libre, qu'est ce que c'est ?

Avant même de commencer cette réflexion, je vais préciser ce que j'entends par Libre et Logiciel Libre.
Tout d'abord, le Logiciel Libre descend du Libre. Le Libre est une pensée, une idéologie. Cette idéologie se traduit par la liberté de créer, distribuer des oeuvres, de les modifier sans contrainte. Une oeuvre n'est pas qu'un livre, qu'un tableau, une musique; il s'agit de tout ce qui s'apparente à une création. Cela peut donc être une recette de cuisine, un réfrigérateur, un logiciel... Le but est que derrière, chaque personne qui le souhaite puisse l'utiliser, le réparer, le réaliser, le modifier et le partager sans aucune contrainte (c'est d'ailleurs ici qu'interviennent les normes).
Cette idéologie est la même pour les logiciels libres. Un logiciel libre peut être créé, partagé, modifié sans contrainte autre qu'une licence fixant quand même quelques règles, choisies par les auteurs de ces logiciels (i.e. pas d'usage commercial, et modification permise à condition de montrer les modifications et le code source original).
Initialement les logiciels libres étaient développé par une personne voir un tout petit groupe de personne pour répondre à un besoin auquel aucun logiciel présent n'arrivait à répondre.

Le logiciel libre est-il présent dans notre quotidien ?

Oui, le libre est présent dans notre quotidien, dans notre téléphone portable, notre ordinateur, notre télévision, notre box internet et même dans notre lave-linge !

Énormément d'appareils de notre quotidien les utilisent. Les outils libres sont mentionnés à la toute fin du manuel d'utilisation, souvent car la licence de l'outil l'impose (i.e. mon lave-linge utilise gzip, et c'est pas pour faire rétrecir les pulls). Cependant personne ne le vois car clairement, qui ça intéresse de savoir quel librairie de compression est utilisée par son lave-linge ? Par contre ironiquement, lorsque vous souhaiterez faire réparer votre lave linge dont la carte mère a cramé vous ne pourrez pas, car le schéma de cette carte mère et le logiciel qui l'exploite ne sont disponibles sur internet, de même pour le code source (la recette de cuisine qui permet de faire le logiciel). Il est même peu probable que l'entreprise qui a conçu mon lave-linge ait donné le moindre centime ou même aidé gzip au travers de la FSF (Free Software Fondation).

S'approprier des logiciels libre sans jamais aider

Et c'est ici que se trouve un couac, de nombreuses personnes ont travaillé, pour la plupart bénévolement, sur des outil utilisés par des entreprises qui ne donnent pas un sou et qui créditent très difficilement les outils qu'elles utilisent.
Ce n'est bien entendu pas toujours le cas. Par exemple Alphabet (la société mère de Google) utilise énormément de logiciels libres (Chromium, Android (AOSP) pour ne citer que ceux-là), les modifient et rendent publique une grosse partie de ces modifications, aidant ainsi les autres entreprises ainsi que les particuliers. (Google était en 2017 le 8ème plus gros contributeur pour le noyau Linux).

Ou en aidant un peu

Cependant, même si la société Alphabet participe beaucoup, elle tire aussi bénéfice des améliorations apportées par les autres entreprises et même des particuliers. De plus, elle ne partage que le code qu'elle souhaite partager, nous ne connaissons pas du tout le code de son robot d'indexation, de leurs outils de tracking... Google Chrome ou Android (à ne pas confondre avec AOSP) ne sont pas Open Source mais se basent pourtant sur des outils qui le sont.

"C'est un peu bizarre, tu dis que les entreprises utilisent sans vergogne des outils libres, puis certaines y participent mais pas totalement, je suis un peu perdu."

Il n'y a pas à s'y perdre, en réalité beaucoup, voire énormement d'entreprises utilisent le libre et y participent quand ça les arrange.

"Mais tu dis que le logiciel libre c'est le partage et la modification ?"

Très juste, d'où le mot partage. Le logiciel libre représente le partage et non l'appropriation à des fins économiques.

Le logiciel libre : l'élève présent invisible

Nous retrouvons le logiciel libre partout, cependant il n'a jamais été aussi invisible. N'importe qui préfère utiliser un PC Windows ou un Mac mais personne ne voit l'intéret d'utiliser un Linux. Énormément de personnes préfèrent utiliser WhatsApp ou Zoom plutôt que Signal ou Jitsi Meet. Et pour quelles raisons ? Plusieurs en réalité.

Max users, max... Users

En premier lieu l'effet de masse. Plus la masse d'utilisateur est importante, plus le nombre de gens va croître. Mais si un logiciel libre devient connu, les gens l'utiliseront plus facilement. Il s'agit d'une sorte de confiance. Mais...

Un clic versus 5 clics ?

Il y a un "mais".
L'effet de masse est un facteur très important mais pas que. D'autres éléments sont à prendre en compte tels que le fonctionnement du logiciel, les petits ajouts cosmétiques (genre les oreilles de lapin sur Messenger Vidéo, c'est inutile donc complètement indispensable) ou encore l'expérience utilisateur. Une entreprise possédant un logiciel propriétaire possède un (ou plusieurs) développeur travaillant à plein temps dessus. Ça implique qu'ils ont donc plus de temps pour ajouter des fonctionnalités, à l'inverse du logiciel libre où la simplicité globale est de mise car il s'agit en général d'une personne qui le développe sur son temps libre.

Regardons Jitsi Meet comparé à Messenger Vidéo :

  • Tous les deux ont une application mobile
  • Messenger vidéo fonctionne sur tous les navigateurs là ou Jitsi Meet pèche sur Firefox (le problème n'est pas la solution elle-même, mais les utilisateurs font l'amalgame)
  • Messenger Vidéo compresse les images bien plus que Jitsi Meet et est donc en l'occurence plus laid
  • Messenger a des effets cosmétiques dessus (les oreilles de lapin) que n'a pas Jitsi Meet
  • Pour accéder à Messenger vous allez sur Facebook.com alors que Jitsi Meet vous permet d'accéder à un salon sur Jitsi Meet mais également sur Framatalk, sur DryMeet ou encore ailleurs. Il y a énormément de serveurs et les gens doivent choisir un nom de salon sur un serveur choisi puis envoyer un lien à leurs contacts. (C'est le prix de la décentralisation me direz-vous).

À côté de ça, on constate que Signal est de plus en plus utilisé car accessible en un téléchargement, aucun salon à créer ni rien. C'est une application aussi simple d'utilisation que WhatsApp ou Messenger (mais elle est sous licence libre (licence GPLv3)).

Haaaa, on est bien ici.

La zone de confort, généralement induit avec la masse d'utilisateur. Des personnes de notre entourage sont sur tel ou tel application, cela donne des points de confiance et donc de confort. L'application est agréable à utiliser, répond à la plupart des exigences... Au final, changer d'outil par la suite revient à s'aventurer vers l'inconnu, et donc de quitter cette zone de confort.

Et si je plaçais ce bouton ici pour attirer les gens ?

Autre point important : l'interface
Très gros défaut dans les logiciels libres, il n'est pas rare que les ceux-ci soient rejetés car "moches et compliqués" (l'une des deux raisons pour laquelle LibreOffice n'est pas encore devant Microsoft Office). Même si en terme d'interface il y a eu du mieux ces dernières années, il faut bien l'avouer.

Marchera pas, marchera ? Et pour combien de temps ?

La fiabilité de l'hébergeur derrière et la confiance qu'on lui accorde.
Il est bien plus simple de faire confiance à Google pour ne jamais tomber en panne plutôt qu'à un simple particulier. De plus, la gratuité est de mise. N'importe qui préfère ne pas payer (voir mon article à ce sujet Et si on ré-apprenait à payer ?). Hors une infrastructure a un coût et pour répondre aux deux premiers points, il faut de l'argent.

Mais il n'est pas question que de fiabilité, il faut également prendre en compte la pérénité. Un service ou une application peuvent être extrèmement fiables, mais la pérénité n'est pas forcément assurée. Bien sûr, une entreprise peut très bien arrêter de faire fonctionner un service (on peut constater cela avec Google Reader à l'époque) mais un logiciel libre est généralement développé par une seule personne. Cela rend le logiciel dépendant d'un facteur : la vie ! Et oui, demain le développeur principal d'une application peut avoir un enfant, changera d'emploi, voudra faire un road trip pendant 1 an, ou peut malheureusement décéder (on rappelle qu'un développeur n'est pas immortel). Évidemment, un logiciel libre peut très bien être maintenu par une association ou une entreprise, cela le rend plus péren.

Mais le petit fils de la fille de la voisine à dit que...

Le bouche à oreille, un fléau dans un certain sens. Pour la plupart des personnes, l'informatique est une plaie, un monde inconnu qui est complexe et effrayant. Donc quand une personne (qui dit s'y connaître...) appuie d'installer Winrar au lieu de 7-Zip (qui fonctionne mieux pourtant) ou d'utiliser Google Chrome car c'est plus rapide, bah... Les utilisateurs écoutent et font. Au final il ne connaissent pas les alternatives ni même l'utilité de tout cela.

Nombreux sont ceux qui font sans se poser de questions.
Quand on leur met un Linux Mint ou Solus entre les doigts, ils apprécient, ça fonctionne, c'est pas super moche (voir même les interfaces sont plutôt agréables), c'est pratique et... Bah l'ordi est plus performant et ne ralentit plus du tout.
À contrario, d'autres forcent les utilisateurs à utiliser un outil qui ne leur correspond pas (car ces personnes n'ont pas écouté les besoins), l'expérience est mauvaise, ces utilisateurs le répètent à leurs connaissances et de fil en aiguille bah... Ce logiciel est détesté à vie.

Mais où puis-je acheter une disquette Debian ?

Même si cela semble se répeter avec l'expérience utilisateur citée plus haut, l'accessibilité est un fléau. Installer un Linux nécessite de créer une clé USB bootable et de prendre un risque de voir son PC ne plus fonctionner (bon, même si une fois l'étape de la clé bootable passée, c'est "suivant suivant suivant" et HOP, installé). Installer LineageOS n'est pas à la portée de tout le monde, se rappeler que son instance Mastodon c'est pas mastodon.social ni framapiaf.org, mais bien miaou.drycat.fr. Pour bon nombre qui liront ces lignes, ce n'est pas compliqué, mais pour beaucoup d'autres c'est une véritable épreuve.

Être entouré de gens grognons, non merci !

La réputation n'est pas un point important pour le choix d'un outil mais plutôt un problème. Les libristes sont en très grande partie mal vus, car considérés comme des "geeks au fond du garage", des gens grognons qui répondent "RTFM" très facilement et qui se battent pour savoir lequel entre vim ou emacs est mieux. Bon, ça remonte aux années 2000 mais les rumeurs ont la dent dure.

Un choix politisé

On met souvent les logiciels libres comme des concurrents directs des GAFAM, des logiciels qui protègent la veuve et l'orphelin. Au final cela donne l'impression de s'engager dans un combat entouré de fervents extrémistes et... Bah ce n'est pas rassurant au final. C'est même plutôt inquiétant. Cela nécessiterait de chambouler la zone de confort. Certains sautent le pas et s'y plaisent, d'autre préfèrent découvrir et restent sans pour autant être autant politisés. Mais l'image générale est là, ces logiciels luttent contre les GAFAM alors que non en fait. Juste non.

Au boulot on utilise ça, ça fonctionne bien.

La zone de confort, la zone qui nous empêche de changer car... Bah on est bien là. On utilise ça, ça fonctionne. Est-ce qu'on a envie de se démener pour trouver un truc qui fonctionne encore mieux ?

Le logiciel libre va donc disparaitre ?

À mon avis ? Non, juste non.

Cependant, faut pas s'attendre à voir tout le monde utiliser une distribution Linux en trainant sur Diaspora*. Le logiciel libre grand public restera ce qu'il est. Attirera des convaincus, des moins convaincus, des gens qui en ont marre de Facebook et de leurs multiples procès...
Mais à mon avis la partie grand public va continuer à décroître.
Il y a de moins en moins de logiciels libres maintenus, faute de temps, de développeurs, d'utilisateurs, ou encore d'envie. Les solutions propriétaires répondent au besoin du plus grand nombre de personnes et ça les place devant.

Mais à côté de cela, la partie "entreprise", serveur, face cachée va continuer à évoluer, car tout le monde utilise ces outils, ça fonctionne, ça vit. Aujourd'hui 80% voire 90% des serveurs tournent sur une distribution Linux. Le matériel internet on tous au moins une base Linux ou Unix. Les objets connectés ou avec un minimum "d'intelligence" embarquée utilisent du Linux car c'est déjà du prêt à l'emploi.
Cette partie où toutes les entreprises profitent d'un partage commun leur est avantageuse et donc elles feront tout pour que cela le reste.

Et le libre dans tout ça ?

La petite question qui tue... J'en sais rien, la culture libre, l'idéologie même peut du jour au lendemain devenir la norme mais peut aussi ne pas la devenir.

J'ai envie de dire qu'une partie des gens y adhèrent déjà, les gens partagent des recettes de cuisine, rédigent des tutoriels ou donnent leurs avis publiquement sur les casseroles de telle ou telle marque. Donc les gens partagent entre eux (et pour les recettes, se moquent éperdument que quelqu'un les modifie) même si la réaction de bon nombre de personnes sur internet est haineuse et décourage plus qu'elle n'encourage le partage.
Mais si ces personnes partagent, elles sont dépossédées de leurs oeuvres à cause des plateformes, des outils qu'elles utilisent. C'est difficile de changer et quitter la masse d'utilisateurs ou changer ses habitudes...
À mon avis le libre existe, le partage, l'entraide, les modifications existent... Mais reposent sur des plateformes, des entreprises qui posent leur business sur le partage. Ces mêmes entreprises qui pensent que leurs réussites sont grâce à leurs logiciels et non leurs contenus, qui ne souhaitent pas être copiées et dont business model est basé sur des algorithmes de ciblage.

Dong, ding ?

Oui, mes articles ont plusieurs sons de cloche, d'un côté je vante le libre, d'un autre je dis qu'il ne va pas plus percer que ça, d'un troisième côté je dis qu'il faut privilégier les CHATONS, les AMAP locales de l'internet.
Pour moi le libre est quelque chose d'utile, de fondamental. Il s'agit d'une idéologie qui permettrait à chacun de reprendre le contrôle de ses créations, de ses partages. Que ce que chaque personne produit lui appartienne, mais également aux autres. Que cela oeuvre pour le bien commun. Donc oui, pour moi le libre est quelque chose de fondamental.
Maintenant je constate seulement, je donne mon avis. J'aide le libre autant que je peux. Mais c'est plus un effort collectif qu'individuel.

Photo by Alexander Sinn on Unsplash

Quelques liens Wikipedia

J'en profite pour déposer quelques liens Wikipedia qui définissent le libre d'une façon plus neutre que celle ci-dessus.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Licence_libre
https://fr.wikipedia.org/wiki/Libriste
https://fr.wikipedia.org/wiki/Culture_libre
https://fr.wikipedia.org/wiki/Logiciel_libre